Le soleil commençait à peine à poindre au milieu de la brume matinale. Le péristyle était sombre et désert, silencieux comme jamais. Quelques heures plus tôt, on entendait encore le bourdonnement lointain des prières psalmodiées par des centaines de fidèles mais presque tous étaient endormis à présent. Les célébrations de la fête du Salut ayant terminé à minuit, seuls deux moines avaient repris la liturgie habituelle, deux minuscules silhouettes abandonnées dans une salle qui, l’instant auparavant, semblait pleine à craquer. Adelmiro était resté à leurs côtés un moment, désireux de prolonger le ravissement que lui avaient procuré les cantiques de la Gratitude. Les oreilles vibrant encore des chants sacrés, il avait récité à mi-voix les prières quotidiennes, les répétant en boucle jusqu’à tomber dans un état proche de l’hypnose.
Il n’avait émergé de cette transe qu’à l’aube, lorsqu’il n’avait plus réussi à ignorer la douleur dans ses jambes. Malgré le rembourrage épais intégré aux genoux de son pantalon de cérémonie, la dureté du sol devenait difficile à supporter. La faim et la soif, eux aussi, commençaient à se faire insistants.
Adelmiro s’était relevé lentement en massant ses membres ankylosés, et depuis il se dirigeait vers le réfectoire. Arrivé sous le péristyle, il dévia sa route tout naturellement, comme si ç’avait toujours été son intention. En réalité, l’envie de s’approcher de la fontaine au centre de la cour lui était venue sans prévenir. Dans la fraîcheur de l’aube, sous le ciel indigo, l’eau ressemblait à du vif-argent, brillante et sirupeuse. Il y trempa le bout de ses doigts. Le froid l’attaqua, le mordant comme un millier de petits poissons aux dents acérées. Il ne s’en préoccupa pas.
Après des heures de prière, il se sentait gagné par un profond apaisement. Ce n’était pas juste la fatigue qui s’abattait sur lui après une nuit sans sommeil : il se sentait ainsi à chaque fois qu'il revenait au Quenda. Comme si, en ce lieu sacré, il était réconcilié avec le monde. Il savait parfaitement que l’univers dans lequel il évoluait était ridicule et absurde. La politique, au lieu d’être le service que l’aristocratie rendait au peuple, était une lutte de pouvoir mesquine. La noblesse se complaisait dans son confort, oubliant ceux qui rendaient ce confort possible et qui donc pouvaient bien leur reprendre. Adelmiro savait aussi qu’il aimait se frayer un chemin dans cette mélasse infâme et qu’il ne crachait ni sur le pouvoir ni sur le confort, d’autant qu’il avait la conviction de les mériter. Mais il appréciait aussi de s’entendre rappeler qu’au-delà de son petit univers étriqué, un autre monde existait, un monde doué de sa propre logique et où il n’avait pas à gagner à tout prix. S’il montrait la moindre faiblesse à Talehe, il finirait humilié et oublié de tous, mais cette condamnation ne serait vraie que dans le cercle très fermé de la rive gauche. Cela ne changerait rien à l’absolu, à la vraie valeur de son âme aux yeux de Dieu.
Il pensa une seconde aux habitants révoltés de Taytambo. Il était fier de ce qu’il avait fait lors de ce conseil exceptionnel. Certes, son coup d’éclat n’était pas totalement dénué de calculs politiciens mais il avait enfin osé exprimer tout haut ce que, depuis des semaines, il se contentait de ruminer tout bas. Dans l’immédiat, cela lui rapportait surtout des ennuis et de la défiance ? Tant pis. Il rebondirait, comme toujours. Et ses parents s’en remettraient, même sa mère avec qui il avait pourtant été assez dur. Il avait un peu honte, en se souvenant de ce qu’il lui avait dit, mais il écarta vite ces pensées. Il ne voulait pas penser à cela, pas en cet instant ni en ce lieu.
Il sortit enfin ses doigts de l’eau et se retourna vers le couloir menant au réfectoire mais il n’avait pas fait un pas qu’il se figea. Dissimulée dans l’ombre du péristyle, une silhouette l’observait, immobile.