- Deux rrrepas et une chambrrre pourrr la nouit, je vous prrrie.
L’aubergiste lança à Adelmiro un regard soupçonneux. Elle le fixa attentivement quelques secondes, puis l’observa des pieds à la tête sans la moindre discrétion. Elle semblait mettre en balance les traits indéniablement qiang de son client avec son accent lourd et sa tenue d’insulaire. Enfin, elle leva le visage vers Tibur, qui attendait sagement quelques pas derrière son employeur, et haussa les épaules. Les affaires de ses clients n’étaient pas les siennes. Elle sortit une clé de sous le comptoir et la tendit à Adelmiro puis désigna du menton une table au fond de la pièce, isolée dans une niche sombre. Le Naidien usa de la même éloquence pour la remercier. Cette froideur ne le vexa même pas. En territoire Qiang, les étapes se succédaient et se ressemblaient.
De toute façon, il était trop fatigué pour parler. Les cahotements de sa voiture et le froid qui s’infiltrait autour de la portière commençait à lui peser, autant que les questionnements inhérents à ce voyage. Tibur et lui avalèrent leur soupe de poulet et leur riz en silence, ignorant superbement les regards curieux qu’on leur lançait. Adelmiro avait tenté de s’y préparer mentalement avant même de quitter Talehe mais c’était finalement la fatigue et la lassitude qui avaient eu raison de son agacement face à cet irrespect patent.
Tibur finit son repas peu avant son employeur. Il repoussa son bol et s’en alla sans dire un mot mais Adelmiro ne fit pas le moindre geste pour le retenir. Comme tous les soirs, le garde du corps allait s’assurer que le reste de l’escorte, reléguée dans les écuries, avait ce qu’il leur fallait puis il le retrouverait dans la chambre qu’ils partageaient. Le ministre finit donc sa soupe tiède comme si rien n'avait changé.
À l’instant où il allait quitter la table à son tour, il fut arrêté net dans son mouvement. Deux paumes venaient de s’abattre bruyamment sur le plateau de bois. Il leva les yeux : une Qiang le regardait avec un sourire un peu tordu. Elle devait avoir la trentaine et ses cheveux avait été coupés très courts – plusieurs mois plus tôt. À présent, ils tombaient en mèches grasses devant son front au teint terreux. Une saisonnière ou une mercenaire venue boire sa dernière paie, jugea le Naidien. Elle n’était pas bien grande mais la confiance en elle gonflée par les verres d’alcool qu’on sentait dans son haleine, elle profitait qu’il soit assis pour l’observer de haut, d’un regard vitreux malgré la vivacité qu’elle essayait d’y exprimer.
- Alors, mignon, on se promène tout seul ? demanda-t-elle.
- À trop chercher la compagnie, on ne trouve que la mauvaise, répondit Adelmiro, citant un proverbe qiang.
Une façon polie de dire qu’il ne l’avait pas sollicitée. Il s’étonna lui-même, de réussir à faire de l’esprit malgré la fatigue qui pesait sur ses épaules. D’un autre côté, c’était plus facile d’essayer d’esquiver la conversation que de se lancer dedans. Pour faire comprendre qu’il n’avait aucune intention d’aller plus loin, il se releva et voulut s’éloigner mais la femme se décala un peu pour lui bloquer le passage.
- Tu ne m’as pas cherchée, moi, siffla-t-elle, mi-menaçante mi-aguicheuse.
- Je devais avoir mes raisons.
Dans l’enceinte civilisée de la cour royale naidienne, cette réplique serait passée pour une façon polie de dire qu’il avait d’autres soucis dont il ne souhaitait pas parler, mais dans un cadre moins habitué aux louvoiements et aux sous-entendus, elle passa pour une insulte juste assez maquillée pour n’en être que plus offensante.
- Qu’est-ce que tu veux dire par là ?!
L’importune se redressa, bomba le torse et fit un pas en avant, repoussant Adelmiro un peu plus loin dans l’alcôve. Même s’il la surplombait de presque une tête, elle était solidement bâtie, pour une femme. Elle devait être habituée à se servir de sa présence physique pour se faire entendre. Dans ce cas, elle oubliait (ou ignorait ? L’alcool pouvait émousser son sens de l’observation) qu’elle n’avait pas affaire à un homme de son peuple, habitué à respecter les femmes comme le sexe fort. De plus, la fatigue anesthésiait la combativité mais aussi la peur qu’Adelmiro aurait pu ressentir. Même s’il commençait à se dire que Tibur prenait un peu trop son temps…
- Je ne cherche pas la querelle, soupira-t-il. Ni la compagnie. Mon ami ne va pas tarder à revenir, nous allons monter nous coucher et demain matin, quand vous vous réveillerez, nous serons déjà partis. Nous ne sommes que des voyageurs fatigués désirant atteindre leur destination sans ennuis.
Pendant un instant, il espéra que cette preuve de paix allait suffire à le tirer de ce mauvais pas mais tout espoir s’évanouit quand trois autres silhouettes, du même acabit que celle de l’enquiquineuse, s’approchèrent.
- Ce minet te manque de respect, Katachi ?
Adelmiro sentit ses épaules s’affaisser et son visage se défaire. Il était grand temps que Tibur revienne !